Il est devenu le symbole de l’érosion du littoral français. Vestige de la ruée vers les stations balnéaires des années 1960, le Signal, cet imposant immeuble dominant le front de mer de la ville de Soulac, en Aquitaine, s’apprête à glisser vers cet océan qu’il a toisé pendant plusieurs décennies. A l’époque de sa construction – le premier bâtiment a été achevé en 1967 –, 200 mètres le séparaient du trait de côte. Aujourd’hui, il n’en reste plus que douze.
Petit à petit, année après année, la houle et le vent ont grignoté la dune sur laquelle est posé le Signal. Et les grosses tempêtes de ces dernières années n’ont pas arrangé les choses. En 2009, Klaus a mangé, d’un coup, plus de dix mètres de dunes. Un an plus tard, c’est Xynthia qui a frappé : quinze mètres ont été avalés. « Là, ça a été l’affolement, la panique », se souvient Jacqueline Gandoin-Jaudin, qui résidait alors au rez-de-chaussée. Celle qui se définit, à bientôt 83 ans, comme « la doyenne du Signal », raconte, d’un ton appliqué :
« De mon appartement, je voyais la dune, mais pas l’océan. Et puis il y a eu Xynthia. Quand je me suis réveillée, je voyais la mer. Toute la crête de dune était partie. J’ai pensé que j’avais un trouble cérébral. »
Quatre ans plus tard, « le couperet tombe ». L’hiver 2014 a arraché neuf mètres supplémentaires à la dune. Elle passe alors sous la barre fatidique des vingt mètres au-dessous de laquelle la stabilité de l’immeuble n’est plus assurée. La préfecture fait évacuer les habitants quelques jours plus tard, le 29 janvier 2014.
« J’ai tout perdu », soupire Jacqueline Gandoin, qui avait acheté son appartement de 70 m2 en 2005 pour 160 000 euros. « C’était mes économies, une vie de travail ». Relogée dans une résidence pour seniors, elle doit désormais payer 500 euros de loyer par mois pour une surface de 29 m2, contre 60 euros de charges de copropriété au Signal. Aujourd’hui, elle exige, comme les 77 autres copropriétaires de l’immeuble, une indemnisation, pour récupérer tout ou partie de son investissement. Ce qui est loin d’être gagné : en septembre, le tribunal administratif a rejeté leur requête, estimant que la situation était de la responsabilité des copropriétaires, en s’appuyant sur un texte de 1807. Ces derniers ont fait appel.
« IL VA FALLOIR PASSER À UNE AUTRE MANIÈRE DE PENSER »
Mais les problèmes ne s’arrêtent pas là : qui va payer pour la déconstruction de l’immeuble, qui plus est amianté ? Les différents protagonistes s’accordent à dire que la situation est « bloquée ». Pendant ce temps, l’érosion se poursuit et l’immeuble risque de s’effondrer, avec des conséquences environnementales et touristiques non négligeables.
Le cas du Signal, jusqu’ici exceptionnel, pourrait l’être un peu moins dans les mois et années à venir. En France, l’érosion chronique entame la côte sableuse de un à trois mètres par an, alors que le niveau de la mer s’élève de trois millimètres annuellement. Sur la côte rocheuse, plus résistante, l’érosion représente 20 à 30 cm. Des chiffres à manier avec précaution, tant ils peuvent différer d’une zone à l’autre.
Le littoral aquitain, composé de côte sableuse, est particulièrement concerné. La série de tempêtes de l’hiver 2014 a généré un recul de 20 mètres en seulement trois mois, avec des pics à 40 mètres. En une nuit, il arrive parfois que plusieurs dizaines de mètres disparaissent.
Pour se prémunir, la ville de Soulac a renforcé après l’hiver dernier ses protections « classiques », utilisées tout au long du littoral français : des épis, pour contenir le sable, et des ouvrages en enrochement, qui protègent les dunes de la houle. Coût total : 3 millions d’euros. La communauté de communes compte aussi mener une importante opération de réensablement.
Mais cela ne suffit pas. « On a fait beaucoup de cailloux pendant des années, quand l’homme pensait pouvoir canaliser la nature », souligne Frédéric Boudeau, directeur de la communauté de communes de la pointe du Médoc, à laquelle appartient Soulac. « Maintenant, il va falloir passer à une autre manière de penser ».
Même constat pour Catherine Meur-Férec, géographe à l’Institut universitaire européen de la mer de l’université de Brest : « Créer des digues, des murs, ré ensabler, ça rassure les habitants. Mais ce n’est pas une solution durable. Cela coûte très cher et il y a des répercussions environnementales ».
Lire l’interview de Catherine Meur-Férec : « Les dommages liés à l’érosion du littoral seront plus fréquents et plus élevés »
Pourtant, les Pays-Bas ou encore la Belgique se sont lancés dans de gigantesques travaux pour protéger ainsi leur littoral. Et cela fonctionne…
« La situation est différente. Leur politique est très claire : le trait de côte ne doit pas reculer. Aux Pays-Bas, c’est une priorité nationale. En Belgique, ils n’ont que 70 kilomètres de côte à protéger, urbanisée à 80 %. Ils ont aussi des bancs de sable accessibles pour puiser. Quand on dit : “On ne peut rien face à la nature”, c’est faux. Oui, on peut lutter ! Mais ça coûte très cher. La France n’est pas dans cette configuration. »
Faire face à l’érosion nécessite donc de mettre en place des dispositifs sur mesure tant les contextes, d’un pays à un autre, d’une commune à une autre, sont différents.
A Soulac, on tente d’innover. La commune s’est portée candidate pour expérimenter plusieurs prototypes, parmi lesquels le dispositif « S-ABLE ». Déjà testé au Croisic et à Saint-Brévin-Les-Pins, il consiste à installer des filets dans la mer qui capturent le sable et créent ainsi un nouveau récif sous-marin. Celui-ci casserait l’énergie de la houle, tout en générant un nouvel écosystème. « Cette solution, si ça fonctionne, ce serait le rêve ! », s’enthousiasme Frédéric Boudeau. D’autant que sa mise en place est, financièrement, plus accessible que les solutions traditionnelles.
A 70 kilomètres plus au sud, à Lacanau-Océan, on envisage une solution bien plus radicale. Hervé Cazenave, adjoint au maire chargé du littoral, pose le problème : « Aujourd’hui, on se retrouve au trait de côte prévu pour 2040, avec vingt-cinq ans d’avance ! Ces trois derniers mois, la dune sauvage a reculé de trois mètres. »
Hervé Cazenave, adjoint au maire de Lacanau, se situe là où se trouvait la dune il y a trois mois. Elle a perdu environ trois mètres cet hiver.
Comme à Soulac, 3,3 millions d’euros ont été engagés après l’hiver 2014 pour renforcer l’enrochement. « Sans cette défense, le trait de côte se situerait vingt-cinq mètres en arrière, en plein milieu de la route. » L’ouvrage est prévu pour tenir jusqu’à 2050 : « une solution d’attente, mais on ne doit pas s’endormir ; l’avancée de l’océan est continue, la zone risque de se retrouver à l’eau ».
1 400 APPARTEMENTS À DÉPLACER
C’est pourquoi Lacanau a été choisie comme site pilote d’études menées par le Groupement d’intérêt public (GIP) littoral aquitain sur la réponse à apporter au problème de l’érosion. Le groupe a imaginé plusieurs stratégies. L’une d’entre elles, jusqu’ici taboue, est prise de plus en plus au sérieux : la relocalisation. Soit, concrètement, détruire préventivement les constructions en danger et les reconstruire dans une zone plus sûre.
« On ne se fait plus jeter des tomates quand on prononce le mot “relocalisation”, c’est une très forte avancée ! », se réjouit Renaud Lagrave, vice-président de la région Aquitaine et président du GIP littoral aquitain. Pour lui, l’érosion est « inexorable ». « Je veux bien qu’on construise des digues à vie, mais ce sont des millions d’euros engloutis. Dans la durée, la relocalisation coûtera moins cher. »
A Lacanau, elle concernerait au moins 1 400 appartements sur le front de mer, plus les commerces, pour un coût estimé à 300 millions d’euros. Si le mot n’est plus tout à fait tabou, Hervé Cazenave, l’adjoint au maire, se montre toutefois très prudent et insiste à plusieurs reprises : « Ce n’est qu’une hypothèse, un scénario. »
Du côté des habitants, même si beaucoup grincent encore des dents, on commence à s’habituer à cette possibilité. « Je préférerais cent fois rester ici », assure Roger Chaumeron, propriétaire de l’hôtel familial La Côte d’Argent, qui fait face à la mer. « Mais si on nous avertit trente ans avant qu’on parte, on aura trente ans pour se préparer. » Il semble toutefois dubitatif sur la concrétisation de cette idée. « Ça fait cinquante ans que je suis là, il ne faut pas s’affoler ! Ce n’est pas le tsunami… »
« SANS L’ÉTAT, IL NE SE PASSERA RIEN »
A quelques rues de là, dans sa boutique de photos, Jérôme Augereau, 35 ans, tient un autre discours. Pour lui, « La relocalisation est la seule issue. » Ce qui ne l’arrange pas forcément : « Si je pense à mon intérêt personnel, je suis contre : la ligne de la relocalisation passe juste devant mon magasin ! Mais il faut penser aux générations futures. » Auteur d’une exposition photo sur l’érosion, il peste contre ceux qui continuent à construire sur le front de mer de Lacanau :
« Comment est-ce encore possible en 2015 ? C’est comme si on construisait au niveau du Signal. Et quand ça n’ira plus, ce seront les premiers à demander des indemnisations. C’est prendre les gens pour des cons. »
En expropriant les occupants des logements concernés par la relocalisation, « on risque de rentrer dans des procédures comme au Signal, redoute Hervé Cazenave. Ça va prendre du temps, ils vont demander des indemnisations, mais à qui ? Et pendant ce temps là, les bâtiments vont se dégrader, ce qui est catastrophique pour le tourisme. »
Dans tous les cas, l’expropriation, la déconstruction puis la reconstruction des bâtiments représenteraient un coût faramineux pour une petite commune comme Lacanau : « On ne peut pas y aller seuls financièrement, explique l’adjoint au maire. Sans l’Etat, il ne se passera rien. »
C’est aussi vers lui que se tourne le GIP pour résoudre d’épineuses questions juridiques. « Si le droit ne bouge pas, la relocalisation ne pourra pas se faire, on ne pourra toucher à rien, souligne Renaud Lagrave. A Labenne, où la même réflexion est menée, il faudrait déplacer des commerces d’une centaine de mètres. Mais c’est impossible, car la loi Littoral empêche toute construction dans les zones envisageables. Il faut l’aménager. »
Le GIP doit remettre ses conclusions dans quelques mois à l’Etat, qui devra se prononcer avant la fin de l’année. « J’attends des décisions, il n’y a rien de pire que l’inaction, martèle-t-il. Si on a les mêmes tempêtes qu’en 2014, il y aura sept ou huit “Signal” sur la côte Aquitaine. Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Article paru dans le Monde (? planète) du 28/02/2015 – rédaction Morgane Tual